Confrontation d'idées

2020/10/7
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Zapraszamy do przeczytania wywiadu w polskiej wersji językowej pod adresem: https://e-civitas.pl/pl/spoleczenstwo/konfrontacja-idei-rozmowa-z-matthieu-bock-cote-autorem-ksiazki-multikulturalizm-jako-religia-polityczna

Maciej Szepietowski s'entretient avec Matthieu Bock-Côté, l'auteur du livre "Le multiculturalisme comme religion politique".

Bien que le titre de votre livre fasse référence au multiculturalisme, le livre parle de quelque chose de plus. Vous consacrez beaucoup d'attention à la révolution de 1968 qui a balayé les pays occidentaux ainsi qu'à l'évolution de la gauche. En raison du fardeau du communisme, l'expérience polonaise de cette époque est complètement différente. Pourquoi comprendre 1968 est-il si important pour diagnostiquer la situation actuelle?

Je parle de 1968 et plus largement, des Radical Sixties, dans la mesure où elles représentent, à la grandeur des sociétés occidentales, un moment de bascule d’une importance capitale. Même si le mouvement se laissait deviner intellectuellement depuis les années 1950, c’est au cours de la deuxième moitié des années 1960 que la gauche occidentale s’engage dans une mutation idéologique radicale qui l’amènera peu à peu à penser la révolution non plus sous le signe du renversement du système capitaliste mais de la déconstruction (on pourrait aussi écrire la destruction) de la civilisation occidentale, qu’on présentera de plus en plus comme un ordre discriminatoire raciste et sexiste à faire tomber pour qu’advienne une société délivrée du mal et recommençant son histoire sur de nouvelles bases. Dans ce nouveau schème révolutionnaire, le bourgeois s’est fait remplacer par l’homme blanc hétérosexuel, incarnant désormais la figure du mal dans l’histoire. Quant à l’ouvrier, on l’aura compris, c’est le «minoritaire» qui le remplace – le minoritaire étant celui qui se définit contre l’hégémonie supposée de l’homme blanc (on notera d’ailleurs que les minorités ne cessent aujourd’hui de se multiplier). Et les revendications minoritaires se lient entre elles sous le parapluie de la «diversité» qui devient le principe de référence à partir duquel réinterpréter l’expérience démocratique. Tel est le noyau idéologique du régime diversitaire que j’ai placé au cœur de mes réflexions. Car cette révolution, il faut le dire, l’a emporté et s’est normalisé en s’investissant dans les formes de la démocratie libérale, au point de transformer radicalement la signification de cette dernière, qui se présente désormais comme un programme de réingénierie sociale à grande échelle au nom de la «lutte contre les discriminations», au nom de laquelle il faut déconstruire toutes les institutions sociales «traditionnelles», toutes les normes anthropologiques, et jusqu’aux ancrages naturels de notre civilisation, comme la différence sexuelle. Pourquoi revenir aux années 1960, me demandez-vous? Parce qu’on y trouve les fondements du régime, tout simplement, son premier élan, en quelque sorte. C’est en revenant vers ce moment inaugural qu’on peut comprendre sa radicalité.

"L'avènement d'une société absolument libre sera précédé d'une étape autoritaire, une étape d'un État éclairé guidé par une doctrine propre - d'état du multiculturalisme (...). L'Etat doit complètement absorber la société pour la reconstruire selon son modèle idéologique : l'idéal de célébrer les différences doit être introduit partout, en appliquant le modèle de lutte contre la discrimination. Vu que parfois votre livre s'est avéré être prophétique et d'une réalité inquiétante, c’est une vision pessimiste, n’est-ce pas?

Nous sommes contemporains d’une radicalisation du régime diversitaire, qui assimile de plus en plus la moindre contradiction à une forme de propos haineux qu’il faudrait condamner moralement, et peut-être même interdire, en le pénalisant, tout simplement. Cette radicalisation s’opère très rapidement à travers la normalisation, en Amérique du nord et en Europe occidentale, de concepts encore hier considérés avec méfiance comme «racisme systémique», «racisé», «privilège blanc» ou «fragilité blanche». L’État joue un rôle central dans cette entreprise de rééducation et de culpabilisation des peuples occidentaux : il pathologise le désir de conserver sa propre culture en le présentant comme la manifestation d’une phobie à combattre et le symptôme d’un système raciste discriminatoire à abolir. Mais l’État n’est pas le seul promoteur de cette vision du monde. Il faut dire que les grandes entreprises assimilées au corporate capitalism s’y sont ralliées et en font une promotion militante. Elles imposent à leurs employés des formations à la «diversité» qui relèvent d’une véritable entreprise d’endoctrinement idéologique. Les médias eux-mêmes se rallient à ce programme et mènent une campagne de diffamation permanente contre les opposants en les extrême-droitisant. Vous me dites pessimiste. Peut-être est-ce le cas. Je me sens surtout «réaliste», si vous me permettez cette réponse facile. La tentation totalitaire n’est pas morte avec le communisme, elle s’est métamorphosée. Nous allons devoir, en Occident, renouer de manière inédite et dans un contexte nouveau avec une tradition est-européenne: la dissidence. Et comme toute dissidence, elle commencera en reconquérant le droit de décrire la réalité telle qu’on la voit.

En écrivant sur l'érosion de l'État-nation et de la souveraineté, vous attirez l'attention sur le mécanisme progressif de transformation sociale. La rééducation occidentale, la lutte contre la discrimination et l’ouverture inconditionnelle à toutes les minorités - telles sont les principales caractéristiques de cette transformation. Y a-t-il une alternative?

Tout dépend de ce que vous entendez par alternative. Sur le plan politique, la question nationale me semble centrale. Il faut d’abord faire barrage à la liquidation des souverainetés nationales qui pousse à une forme d’homogénéisation idéologique, culturelle et juridique du monde, comme si tous les peuples n’étaient en fait que des populations interchangeables. Il faudra pour cela aussi rappeler qu’une nation n’est pas qu’une association contractualiste d’individus reliés par le droit et la mythologie des droits de l’homme mais une communauté historique. De même, l’État n’est pas qu’une structure administrative neutre désincarnée mais l’expression politique d’une nation historique qui à travers lui, peut prendre en main son destin. De ce point de vue, il nous faut renouer avec ce qu’on appelle aujourd’hui la question de l’identité. Cela devrait nous rester à l’esprit lorsque nous abordons la question de l’immigration massive. Toutes les sociétés sont capables d’assimiler des nouveaux arrivants, mais à partir d’un certain seuil, la chose devient impossible, d’autant que le multiculturalisme, qui est fondé sur l’inversion du devoir d’intégration, tend à neutraliser les mécanismes sociologiques qui poussaient les immigrés à s’acculturer au pays d’accueil. Mais votre question vise plus large. Comment résister à l’entreprise de rééducation à grande échelle de nos sociétés? Il faut entraver le déploiement du régime diversitaire en montrant de quelle manière il inverse et dénature la signification même de l’expérience démocratique. Il est nécessaire de déconstruire la bureaucratie diversitaire, de restaurer la souveraineté populaire et de confronter ouvertement les thèses de la gauche radicale qui se maquillent en théories sociologiques et qui remodèlent à grande vitesse l’imaginaire collectif.

Dans le livre, vous faites remarquer que les attaques sanglantes menées par l'État islamique à Paris en janvier et novembre 2015 a signifié la fin du multiculturalisme pour beaucoup. La France a-t-elle tiré des conclusions de sa politique menée jusqu'à présent ?

Je ne crois pas. Au contraire. À certains égards, les élites françaises sont entrées dans une dynamique autodestructrice. À chaque attentat islamiste, une fois l’émotion passée, l’essentiel consiste apparemment à ne pas succomber à la tentation de «l’islamophobie». Le système médiatique travaille très fort à déréaliser la menace islamiste, en la décomposant en une série de faits divers qu’il ne sera pas permis de relier entre eux et auxquels il ne faut prêter aucune signification politique. Mais on ne saurait réduire la question des insécurités aux attentats à grande échelle des dernières années. L’été 2020 en a témoigné : il fut à ce point violent qu’il devint commun de parler d’ensauvagement, même si les médias, encore une fois, cherchèrent à faire un scandale de l’usage de ce mot. Qui l’employait était apparemment complice de l’extrême-droite, qui serait parvenue à imposer son vocabulaire et ses références dans la vie publique. En France, les zones de non-droit se sont multipliées avec les années. On parlait des territoires perdus de la République, mais mieux vaudrait parler des territoires perdus de la France.

En rappelant la crise de l'immigration et le débat d'il y a quelques années, vous appréciez l'affirmation de soi des pays d'Europe centrale et orientale et leur attachement à la souveraineté. En même temps, vous croyez que l'establishment de l'UE a désespérément atteint la doctrine soviétique de la souveraineté limitée de l'ère Brejnev. Comment comprendre cela?

L’UE se perçoit de plus en plus comme un empire, et voudrait bien mater ses provinces rebelles qui s’entêtent à se voir comme des nations souveraines et n’entendent pas sacrifier leur indépendance reconquise et leur identité historique. Car la mémoire du dernier siècle à l’Est de l’Europe noue intimement le nationalisme et la démocratie alors qu’à l’Ouest, on a voulu faire du premier l’ennemi du second. À tort, par ailleurs, car il suffit de penser à la figure du général de Gaulle pour constater que c’est justement en s’ancrant dans un patriotisme enraciné et une conscience intime de ce qu’il faut bien appeler la civilisation chrétienne qu’il a été possible de vraiment défendre la liberté. La démocratie libérale est nécessaire mais insuffisante à elle-même: elle s’ancre dans un terreau civilisationnel. Lorsqu’elle s’en détache, elle s’assèche et se retourne contre ses propres idéaux.

En Pologne, il y a un débat sur la forme du système judiciaire depuis plusieurs années. Vous abordez le sujet de la «juridisation du politique», c'est-à-dire de la dégradation de la souveraineté qui s'effectue par la subordination de la politique au pouvoir judiciaire. Quelle est la menace de ce phénomène?

Ce qu’on appelle communément le gouvernement des juges correspond à une réinvention sous de nouveaux habits institutionnels du despotisme éclairé, à travers lequel une minorité qui se croit illuminée par une vérité révélée se donne le droit d’entreprendre la reconstruction mentale et culturelle de toute une civilisation. À travers cela se manifeste une tentation idéocratique: une caste idéologique qui se croit supérieurement éclairée se donne le droit de gouverner un peuple insuffisamment mature et qui, laissé à lui-même, serait tenté par le repli identitaire et la persécution des minorités. Par ailleurs, la judiciarisation du politique pousse à la conversion de chaque désir en besoin, de chaque besoin en droit, et de chaque droit en droit fondamental auquel il serait inhumain de s’opposer. Les mouvements qui se disent issus de la «diversité»  l’ont bien compris et cherchent systématiquement à se dérober à la souveraineté populaire et aux institutions communes en particularisant leurs revendications. À travers cela, la démocratie est redéfinie jusqu’à dénaturer sa signification, dans la mesure où la souveraineté populaire est désormais assimilée systématiquement à une tyrannie de la majorité qu’il faudrait brider institutionnellement et déconstruire culturellement. Qui s’oppose à cette redéfinition de la démocratie sera évidemment assimilé au «populisme», cette étiquette ayant pour fonction d’expulser de la conversation démocratique légitime celui à qui elle est accolée.

Les questions sur l'Europe, sur son patrimoine, sur sa culture, sur son rôle historique et sur sa signification future sont constamment récurrentes. Cependant, vous pensez que la rhétorique européenne dominante est dépourvue de questions aussi fondamentales. En caractérisant cette tendance, vous écrivez que "l'UE serait le premier modèle d'une communauté politique postmoderne qui renverserait le mythe de la souveraineté, en particulier la souveraineté nationale (...) L'Europe devrait se définir non pas tant dans le langage du patrimoine, mais à travers un projet aussi purgé que possible de toute mémoire historique". Admettez-vous qu'il s'agit d'un concept plutôt pauvre et limité?

Non seulement je l’admets mais je m’en désole. La construction européenne s’empare frauduleusement de la référence à la civilisation européenne pour mieux la désubstantialiser. L’Europe devient une forme de laboratoire mondialiste, l’utopie d’une société postnationale déterritorialisée délivrée de ses peuples et de son patrimoine historique. L’Europe n’entend plus réunir ses peuples dans une communauté de civilisation mais les liquéfier symboliquement et les déconstruire politiquement en leur imposant par ailleurs une mutation démographique pour qu’advienne une société nouvelle, purgée du mal, ce qui m’amène à parler du multiculturalisme comme d’une religion politique. De ce point de vue, les nations d’Europe de l’Est, deviennent conservatrices d’une autre idée de l’Europe, qu’elles font vivre politiquement et culturellement. On peut être en désaccord avec tel leader ou tel gouvernement, mais globalement, l’autre Europe dont parlait Milosz est aujourd’hui dépositaire d’une part du noyau existentiel de la civilisation européenne.

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M. Sz.

Maciej Szepietowski

Prawnik, Zastępca Redaktora Naczelnego kwartalnika, członek Katolickiego Stowarzyszenia „Civitas Christiana”.

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